Dans les procès stratégiques,
la société civile demande l'égalité des armes
Tribune collective publiée le 02 novembre 2023 au journal Le Monde
A l’initiative de l’association Intérêt À Agir, un collectif de seize fondations, fonds de dotation et associations souligne, dans une tribune au « Monde », l’importance grandissante du contentieux stratégique, et préconise de donner davantage de pouvoir aux associations et aux ONG désireuses d’utiliser l’arme du droit.
Cet été, une décision historique d’un tribunal de l’Etat du Montana (Etats-Unis) a reconnu l’intérêt à agir d’un groupe de jeunes pour la défense du climat, et a intégré le droit à un climat stable, au sein du droit constitutionnellement protégé à un « environnement propre et sain ».
Elle rejoint la longue liste des décisions reconnaissant que la société civile est en droit de contraindre les Etats fédérés américains à agir de façon cohérente en matière de lutte contre le dérèglement climatique. Le gouvernement de l’Etat du Montana a d’ailleurs fait appel de la décision, montrant bien par là où se situe son intérêt.
De l’Amérique à l’Europe, les procès climatiques ont progressivement mis la société civile sur le devant de la scène médiatique. Face à l’inaction fautive des Etats et à la puissance des défenseurs du statu quo, associations et citoyens sont, aujourd’hui plus que jamais, garants de la bonne application du droit. Mais si cette société civile compte les meilleurs experts dans ses rangs, elle manque cruellement de moyens financiers pour assurer des actions d’ampleur visant à faire respecter le droit.
Aux Etats-Unis, forts d’une tradition philanthropique historiquement ancrée dans une conception capitaliste de la démocratie, ces moyens existent avec des mécènes prêts à abandonner un peu de leurs capitaux et de leur pouvoir pour soutenir le « contentieux stratégique » porté par la société civile. Dirigé tantôt contre de grandes entreprises, tantôt contre des pouvoirs publics, étatiques ou fédéraux, ce contentieux a permis d’attirer l’attention sur des questions sociétales d’importance (lutte contre la pauvreté et les discriminations, protection de la santé, de l’environnement et, plus récemment, du climat) tout en garantissant la bonne application du droit existant ou son évolution.
Des vigies essentielles
Le contentieux stratégique s’est progressivement acclimaté dans le paysage juridique européen. En réponse à l’inaction des pouvoirs publics et au court-termisme des entreprises multinationales, les actions en justice sont devenues l’un des principaux modes d’expression et d’action de la société civile européenne dans un contexte d’urgence climatique, d’effondrement de la biodiversité et d’injustices sociales grandissantes.
C’est précisément grâce à de telles actions que la responsabilité juridique du pétrolier Shell a pu être engagée du fait de sa contribution au changement climatique ou à la grave pollution qui affecte le delta du Niger. Et c’est encore une fois grâce à des actions portées par des ONG et des groupes de citoyens que l’Etat français s’est vu condamné – une première absolue – pour son inaction dans les domaines du changement climatique ou de la pollution de l’air.
Des Etats-Unis à l’Europe, l’essor du contentieux stratégique démontre que l’intérêt général ne saurait seulement être défendu « d’en haut » par nos gouvernants ou nos représentants, mais qu’il se construit aussi par « le bas » grâce à l’« activisme juridictionnel » des acteurs de la société civile, qui ne sauraient se voir reprocher d’être procéduriers. Une critique qui ne vaut pas pour les grandes entreprises qui, par exemple, contestent régulièrement, et c’est bien leur droit, les décisions de l’Autorité de la concurrence ou n’hésitent pas à mobiliser des stratégies dilatoires dans les contentieux destinés à engager leur responsabilité.
En œuvrant pour que le juge reconnaisse des violations des droits fondamentaux, des libertés publiques et participe à la protection d’un environnement sain, à la défense d’une économie émancipatrice ou au renforcement de la justice sociale, les acteurs de la société civile deviennent pourtant des vigies essentielles au bon fonctionnement de notre démocratie et à la poursuite de l’intérêt général par le droit.
Des stratégies dilatoires
A l’instar de toutes les autres formes d’expression de la démocratie, le contentieux stratégique nécessite d’être défendu et protégé là où, en France, il fait aujourd’hui face à un risque existentiel et menace de s’estomper, voire de disparaître. On assiste, en effet, à un durcissement des conditions permettant à des associations ou à des ONG d’agir en justice au nom de l’intérêt général.
Dans ce contexte, certaines associations se sont vues refuser l’agrément gouvernemental pour exercer les droits reconnus à la partie civile dans le cadre de procédures pénales en matière de corruption et d’autres infractions financières. Tout récemment des associations et des collectivités territoriales ont été déclarées irrecevables [dans leur action menée contre TotalEnergies] sur le seul présupposé que « le contentieux de la prévention et de la réparation du préjudice écologique deviendrait alors impossible à maîtriser ».
L’Etat et les grandes entreprises poursuivies ont, par ailleurs, déployé nombre de stratégies dilatoires afin de rendre inopérant le contentieux stratégique. Enfin, que dire des différences colossales de moyens dans ces procès au long cours qui opposent, sans répit, la société civile à des intérêts publics et privés attentatoires au bien commun ?
Face à un tel risque d’atteinte à la défense de l’intérêt général, il est urgent de soutenir le contentieux stratégique en France. A cette fin, un changement radical de regard sur cette expression de la démocratie s’impose. Il convient de doter les acteurs de la société civile de moyens financiers et juridiques aux fins de se battre à armes égales devant la justice.
Respect du débat contradictoire
A la veille de quitter ses fonctions il y a un an, la première présidente de la Cour de cassation, Chantal Arens, expliquait que « lorsqu’un pouvoir n’agit pas, il arrive que les citoyens saisissent les juridictions ». Si les citoyens s’expriment, de plus en plus, en soutenant l’action des associations, ou en étant à leurs côtés dans les prétoires, il revient à la société tout entière de se mobiliser, à son tour, pour donner davantage de pouvoir aux associations et aux ONG désireuses d’utiliser l’arme du droit.
Il y va de l’égalité des armes, mais aussi du respect du débat contradictoire et du droit à un procès équitable, piliers essentiels de toute société démocratique, reconnus comme tels par le droit de l’Union européenne et celui de la République française.
Il en va aussi de la qualité des décisions de justice. Ces procès appelant des expertises juridiques, scientifiques et économiques de plus en plus avancées, il est primordial que les acteurs de la société civile puissent correctement financer leurs actions afin qu’elles aboutissent à des décisions justes.
Il en va encore de la légitimité et de l’effectivité de ces décisions, qui ne seront légitimes et mises en œuvre que si elles ont été préalablement nourries par un débat digne, à la hauteur des enjeux et de la confrontation des intérêts publics et privés en jeu. Il conviendra, en outre, de contrôler leur application dans la durée.
Agir à armes égales
Le financement d’avocats, de scientifiques et d’économistes indépendants par et pour la société civile est essentiel à la justice et à la démocratie. Le Conseil d’Etat a ouvert la voie en permettant, depuis 2021, aux associations ayant porté un recours contre l’Etat de recevoir une partie de l’astreinte à laquelle l’Etat a été condamné.
Il faut désormais aller plus loin !
Il faut permettre aux fondations reconnues d’utilité publique de pouvoir soutenir les actions en justice, car la philanthropie et l’action juridictionnelle contribuent à la poursuite de l’intérêt général. Il faut doter le juge de la capacité d’ordonner le financement d’expertises des parties représentant l’intérêt public.
Il faut renforcer les moyens dévolus à la recherche et aux cliniques juridiques dans les universités pour encadrer et former des étudiants à la citoyenneté sociale et environnementale et que ces derniers puissent apprendre en agissant et initier des procès portant des causes non rentables qui sont souvent celles des plus faibles, de sorte que les droits des pauvres ne restent pas « de pauvres droits », pour reprendre une formule célèbre du grand juriste français Pierre-Henri Imbert.
Notre démocratie sociale a tout à gagner à associer au contentieux stratégique les acteurs de la société civile, indispensables garants de la défense de l’intérêt général et des biens communs (mal protégés, car non rentables et représentés). Pour ce faire, il est primordial de s’assurer que ces derniers puissent agir à armes égales, qu’elles soient financières, juridiques et techniques face aux importants moyens déployés par les pouvoirs publics et les intérêts économiques privés.
Signataires de la tribune :
Pascale Baussant, présidente du fonds de dotation 1 % For the Planet-France ; Allain Bougrain-Dubourg, président de la Ligue pour la protection des oiseaux ; Lydie Bonnet-Semelin, présidente de la Fondation Terre solidaire ; Sylvie Bukhari-de Pontual, présidente du Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD)-Terre solidaire ; Eléonore Delatouche-Biotteau, présidente de l’association Intéret à agir ; Mathilde Dupré, codirectrice de l’Institut Veblen ; Cécile Duflot, directrice générale d’Oxfam France ; Agnès Golfier, codirectrice en charge des opérations pour la Fondation Danielle-Mitterrand ; Marie-Laure Guislain, cofondatrice de l’association Allumeuses ; Marie-Laure Ingouf, déléguée générale de Transparency International France ; Olivier Legrain, fondateur du fonds de dotation Riace France ; Alexis Marant, directeur délégué du fonds de dotation Yes Futur ; Bertrand Piccard, président de la fondation Solar Impulse ; Pascale Ribes, présidente de l’association APF France handicap ; Isabelle Susini, directrice du fonds de dotation 1 % For the Planet-France ; Christophe Thevenet, président du fonds de dotation DotLex ; Pascal Usseglio, directeur associatif et politique d’APF France handicap ; Elise Van Beneden, présidente de l’association Anticor.